Pouvez-vous vous présenter et nous
raconter votre parcours ?
Mon travail de photographe se compose à partir de voyages. Depuis près de vingt-cinq ans, je pars dans des pays que je ne connais pas au départ, toujours seul, pour en tirer une expérience qui prend ensuite lentement forme. Mes incursions dans des territoires inconnus – dont je ne maîtrise souvent au départ que très approximativement la langue – me permettent de faire littéralement corps avec les moments que je rencontre et de m'intéresser à des niveaux de réalité parfois minuscules, égarés en marge des grands événements. J’observe des situations très locales et réfléchis leurs modes de subsistance dans un monde globalisé. Je travaille comme un glaneur de formes, de situations et d’images. Et c’est en insistant, en persistant dans cet exercice pugnace et solitaire que les éléments trouvent progressivement leur place dans mon langage. Plusieurs obsessions habitent mes œuvres ; la transformation de la matière, l'apparition soudaine des formes et les gestes qui l'accompagnent. Pour moi, photographier c’est percevoir et c’est par là même entretenir une grande proximité avec le monde. Le fait d'être seul me permet d'être au plus proche des gens que je rencontre. Chaque série photographique est pour moi une réelle expérience de vie et l'occasion de faire évoluer mes questionnements autour de la condition humaine dans des pays en pleine mutation économique, sociale et politique. Pour être au plus juste avec les contextes sociaux souvent très pauvres auxquels je me confronte, j'utilise un matériel léger et discret. Il n'en demeure pas moins que le matériel choisi est longuement réfléchi en fonction des sujets pour que l'esthétique de mes images soit en adéquation avec le sujet photographié.
Par ailleurs je réalise d'importantes installations sculpturales ainsi que des films. Mes projets de photographie, de sculpture et de film communiquent entre eux. Depuis plusieurs décennies mes nombreuses expositions dans diverses institutions à l'international me permettent de mettre en scène et de faire interagir ces différents mediums.
1. Vous avez beaucoup voyagé pour votre
travail, quel est votre pays préféré et pourquoi ?
Tout au début de mon travail d’artiste, j’ai pris la
décision de partir m’installer dans une toute autre culture au Maroc, à
Casablanca, où j’ai vécu et réalisé mes premières expositions. C’est dans ce
pays que j’ai commencé à m’intéresser aux fabriques, à la condition de l’homme
au travail et à ses productions souvent micro industrielles ou artisanales. A
la suite de cette première expérience, j’ai commencé à documenter par l’image
des gestes, des situations, des objets, dans différents pays du pourtour
méditerranéen. Ainsi a commencé à émerger un corpus d’images photographiques
que je mettais en relation avec mes productions sculpturales dans des mises en
espace. Mon intérêt pour les autres cultures n’a ensuite cessé de croître. Après
avoir voyagé dans les Balkans et en Asie centrale, j’ai décidé de me confronter à
deux géants : la Chine et l’Inde. Dès le début des années 2000, je savais
que les transformations qui s’opéraient dans ces deux pays, à des échelles
démesurées, allaient avoir un impact décisif sur l’évolution du monde. J’ai
engagé mes réflexions et ma vie dans l’exploration et l’expérimentation de ces
réalités, culturelles, politiques, sociales, à la fois si lointaines et si
proches. Pour cela je n’ai eu de cesse de diversifier ma pratique en utilisant
tous les outils plastiques, parmi lesquels la photographie a pris une place de
plus en plus importante.
1. Malgré certaines images sombres de cette
Chine en pleine mutation, le pays ne vous manque-t-il pas un peu ? Ne
trouvez-vous pas que ce pays est attachant malgré ce qu’il s’y passe ?
La richesse culturelle de la Chine est immense et me fascine.
Et mon travail témoigne de la disparition d’une civilisation exceptionnelle.
La Chine est un pays où je peux observer la négation de
l’humain sous toutes ses formes. J’y rencontre des choses à la fois étrangères
et familières. Au milieu du désastre, se manifestent les gestes, les signes
d’une humanité qui résiste.
1. Pourquoi ce choix de travailler à l’argentique ?
Ce qui m’intéresse est de ne pas voir l’image dans
l’immédiat. Avec l’argentique, je ne fais jamais plus de trois clichés sur un
sujet alors que le numérique incite à un tout autre rapport à l’image : un
rapport de prédation, de profusion, et seulement dans l’instant présent.
Travailler en argentique est beaucoup plus risqué, au sens où l’image peut davantage
nous échapper. Le processus de l’argentique a trait à l’empreinte, l’apparition.
Et pour moi faire l’expérience du réel c’est prendre le temps de laisser
advenir ce qui fera image. En ce sens, il me semble que la photographie argentique
a à voir avec le temps de la peinture.
1. Vous dîtes que vous pouvez passer plusieurs jours sans prendre de photo, et que le fait de prendre une photo n’est pas anodin. Comment choisissez-vous le bon moment pour prendre une photo ?
Ma démarche photographique nécessite de longues périodes de marche
à travers les villes. Il se passe parfois plusieurs jours sans que je fasse une
seule image. Il nait alors une grande tension intérieure jusqu’à ce qu’advienne
la rencontre avec un morceau de réel, une personne, un paysage, un objet. Alors
je fais image et j’éprouve une sorte d’accomplissement. Mais sans savoir. Dans
un premier temps, l’accomplissement est vécu dans l’imaginaire. Et c’est dans
le développement que l’image se révèle ou pas. Il peut y avoir déception et
échec. Je conçois le medium photographique comme un « arte povera ». Il
a longtemps été considéré comme n’étant pas un art, et encore aujourd’hui son statut est incertain, à la lisière du document ou de l’archive.
1. Vous choisissez de faire un travail
engagé, n’est-ce pas ?
Pour moi tout bon artiste fait un travail engagé. Il s’agit
pour moi de mettre en relation des contextes culturels a priori très éloignés les
uns des autres, de faire surgir des similitudes, de m’intéresser aux flux, aux
circulations des objets et des formes, et d’orchestrer des rapprochements. On
est dans « Le Tout Monde » d’Edouard Glissant.
Discover n’est pas simplement un livre de
photographies sur la Chine mais plus largement un livre sur l’état du monde que
nous continuons d’habiter.
1. Vous dîtes que pour faire un portrait, il
n’est parfois pas nécessaire de parler à la personne que vous souhaitez
photographier, comment vous y prenez-vous ?
Je ne suis aucune règle. Ma démarche n’est pas figée. Elle s’adapte.
Il y a une grande part d’improvisation sur le terrain. Chaque situation est pour moi l’occasion de
questionner ma démarche et mon rapport à l’autre. Certaines rencontres sont de
véritables remises en question, parfois très perturbantes et par là même enrichissantes.
Je peux parfois ne passer qu’un bref instant avec la personne que je
photographie comme je peux passer un temps long avec elle.
Je n’aime pas le mot portrait. Il ne correspond pas à mon
engagement vis-à-vis des réalités que j’approche. Le portrait pour moi est
quelque chose qui fige l’identité de quelqu’un alors que tout se transforme
sans cesse. Je m’intéresse davantage aux fluctuations, au flux, au mouvant, aux
transformations silencieuses. Mes photographies en sont les fragments.
Les personnes que je photographie sont toujours saisies, en
prise avec leur environnement. Elles font corps avec lui. Le paysage parle pour
elles.
Dans un environnement bouleversé comme la Chine,
photographier des objets, des paysages est une façon de parler de la condition
des femmes et des hommes qui y vivent.
1.
Comment avez-vous choisi les œuvres
présentées dans le livre Discover ? Parlez-nous de ce livre s’il vous
plaît.
Pour moi, le livre est particulièrement adapté au medium
photographique. Il y a 120 images dans
ce livre, choisies dans un corpus de 5000 clichés réalisés de 2004 à 2018 au
cours de nombreux séjours dans plus d’une centaine de villes en Chine, souvent
peu visitées par les étrangers.
En ouvrant le livre, on a d’abord le sentiment de débuter un
voyage dans un pays lointain, puis progressivement une certaine familiarité
s’installe. De longues séquences de paysages entrecoupées de focus sur des
objets laissent soudainement place à un individu qui devient personnage. Au fil
des pages et des images, un scénario se dessine, se construit. L’histoire d’un
désastre que viennent entrecouper des éclats d’humanité.
1. Avez-vous d’autres choses à partager avec
nos lecteurs ?
Je voudrais dire aussi que l’une des grandes qualités du
livre, ce sont les poèmes d’Emmanuel Lincot qui viennent non pas illustrer mes
images mais les prolonger, avec son regard de sinologue et d’écrivain.
Il ne reste plus que quelques jours pour réunir les fonds nécessaires à la publication du livre, alors aidez-nous à concrétiser ce projet !
è https://fr.ulule.com/discover_ulule/