Comment êtes-vous
devenu conservateur en chef au Musée de l’Homme ? Pouvez-vous nous
raconter votre parcours s’il vous plaît ? Quel lien entretenez-vous avec
la Chine ? Comment a commencé cette passion pour ce pays ?
▪ Enfant, j’ai
eu, à plusieurs reprises, l’étonnement de voir face à moi, dans des revues, des
publicités qui expliquaient en chinois des processus de soin, notamment des
pieds. Une fois, justement, alors que j’étais seul dans une salle d’attente, un
jour où ma mère consultait, j’ai déchiré la page mystérieuse. Je l’ai conservée
plusieurs années, jusqu’au moment où, en seconde, j’ai pris le chinois comme
langue optionnelle… La magie avait commencé d’opérer…
▪ ▪ Mais, en parallèle, j’ai commencé d’observer la
Chine à partir de l’Italie – mes racines -, les séjours en Chine étaient peu
satisfaisants alors. J’ai donc abordé le pays avec les écrits des premiers
sinologues, les missionnaires, notamment italiens et fait un DEA et une thèse
sur Matteo Ripa, missionnaire graveur à la Cour de l’empereur et introducteur
de l’eau-forte en Chine. J’ai traduit la partie de ses Mémoires relatifs à cette technique.
▪▪▪ En parallèle aux études, j’ai, bien sûr, dû
faire face à la nécessité de gagner ma vie. J’ai d’abord passé le concours de
conservateur des bibliothèques et ai eu différentes affectations, l’une étant
au Centre Pompidou où j’ai monté les fonds chinois et ceux de la médiathèque de
langues. J’ai opté ensuite pour le patrimoine, ce qui a permis des postes
variés, dont le travail au Musée du Vieux Palais de Taiwan, puis au Muséum
national d’histoire naturelle, au département du musée de l’Homme où j’ai été
chargé de mission pour la Chine et me suis spécialisé dans un premier temps sur
le Néolithique chinois, l’étude était complétée par des fouilles sur site, puis,
dans un deuxième, ai constitué des fonds d’images populaires chinoises. Là
encore, vu le peu d’intérêt manifesté par l’institution pour ce sujet, j’ai
préféré ensuite continuer l’aventure autrement, comme nous le verrons plus bas…
▪ ▪ ▪ ▪ Durant
les années 80, après la fin de la Grande révolution culturelle prolétarienne
(1966-1976), les frémissements d’ouverture du pays se faisaient de plus en plus
précis. Parallèlement, je connaissais de plus en plus de chercheurs,
d’intellectuels, de réfugiés chinois. J’ai jugé utile de monter une association
afin de permettre des échanges bilatéraux entre nos deux pays. Ainsi l’ACEA (Association
culturelle Europe-Asie) est née, qui a aidé aux premiers échanges épistolaires
avec des artistes chinois, aux premières expositions de leurs œuvres, déjà
sponsorisées par des institutions privées. Là encore, je n’ai pas fait vraiment
de distinction entre mon travail et mon engagement associatif. Les choses se
sont superposées assez naturellement au fil des rencontres, des échanges, des
sensibilités, et, surtout, des volontés de réaliser des projets.
▪▪▪▪▪ En
1995, le ministère des Affaires étrangères avait besoin d’un conservateur
sinisant, sinologue et historien de l’art pour étoffer son équipe en poste à
l’Ambassade de France à Pékin. Il a fallu mener de front arts, audiovisuel,
politique de la lecture, sciences humaines. J’avais, heureusement deux
assistantes sinisantes et, elles aussi, passionnées par ce pays. Ainsi ont pu
être invités des spécialistes de tous domaines pour des expositions, des
colloques, des résidences. Comme beaucoup de mes semblables, les expositions
continuaient chez moi pour préparer des articles et autres échanges. Ainsi est
née la revue Avant-gardes qui
montrait des artistes Est-Ouest. Avec le fort soutien du professeur de Lumley,
alors directeur du Muséum, la coopération internationale en archéologie
préhistorique a pris son envol et s’est concrétisée par une superbe exposition
des Premiers peuplements au Musée de l’Homme. Pour les années France-Chine,
j’ai pu monter des expositions Est-Ouest sur les images, des originaux et des
multiples des deux pays, dans des musées de Hong Kong, Pékin, Paris.
Les
choses ont ensuite évolué…
Vous avez ouvert
votre propre musée n’est-ce pas ? Qu’est ce qui a motivé cette
démarche ?
Depuis 1999 et jusqu’à 2018, j’ai été
conservateur puis conservateur en chef au Muséum, des secteurs de recherches se
sont succédé. Une habilitation à diriger des recherches me permet encore de
rester directeur scientifique dans cette institution et d’encadrer des
doctorants, tous sinisants. Leurs sujets sont autant co-centrés sur l’archéologie
que sur l’histoire de l’art contemporain. Il n’empêche que j’ai constaté des
manques importants sur le quotidien chinois dans les musées européens et aussi
au Muséum. J’ai donc, en concertation avec Françoise Dautresme pu monter depuis
2018 un musée chinois du quotidien à Lodève. Un imposant bâtiment du 19e
siècle a recueilli sur deux des trois niveaux du lieu quelque deux mille pièces
qui comblent ce manque. Précisons qu’un nombre inférieur est exposé et le
reliquat conservé dans les réserves. Lieu à statut associatif, avec une équipe
restreinte, des expositions, des colloques animent cet espace unique qui a un
niveau consacré aux expositions temporaires et aussi aux événements éphémères. Les
autorités administratives montrent peu à peu un intérêt entier pour cette
institution qui reste dynamique et montre des pièces inconnues au public
entouré de musées de toutes sortes. Un comité scientifique constitué de
collègues chercheurs de tous horizons étudie des pièces étonnantes. Des
articles faisant le point sont ensuite publiés sur le blog science et
art contemporain – lui aussi doté d’un comité de rédaction international. Ce lieu
montre ainsi que le quotidien chinois est bien loin des clichés et stéréotypes
auxquels le public européen est habitué. On trouve aussi bien des objets issus
de l’agriculture que des jades à caractère thérapeutique, propitiatoire, des
céramiques, des tissus, jeux et jouets, meubles et outils, instruments de
musique, tous donnés par Françoise Dautresme. Des dons d’autres collectionneurs
s’ajoutent doucement – et sont acceptés prudemment – au sein de ce lieu. Nous
nous essayons patiemment à faire accepter ce lieu dans un contexte
réglementaire autre. Patience et longueur de temps …
blog Sciences & art contemporain: http://alaincardenas.com/blog/
Dans votre livre sur
« les images porte-bonheur populaires en Chine » vous faites une
distinction entre l’art populaire et l’art en général, quelle est la différence
selon vous ?
J’ai, très tôt, été conquis par l’esthétique des objets chinois de
toutes sortes : les formes, les couleurs, la logique qui a présidé à leur
conception, à leur diffusion, autant de critères maîtrisés avec un sens inné de
la création. Dans un texte
souvent cité, Françoise Dautresme définit ainsi l’objet chinois : « Il
ne viendrait pas à l’idée d’un Chinois de fabriquer quelque chose de
laid. Pour lui, un objet beau étant un objet bien fabriqué, et l’objet
bien fabriqué étant un objet utile, seul l’utile est beau et le beau est
forcément utile. L’économie dicte le geste. L’artisan prend ses ordres auprès
du matériau. Le matériau donne une seule réponse. Le génie va de pair avec la
récupération. Et comme en Chine tout se tient et que les contraires font bon
ménage, on admet qu’une maison et sa cour, correctement orientées, représentent
le monde, que trois perspectives opposées puissent coexister sur une peinture
de paysan, que tous les matériaux aient le droit d’exister, que la langue
écrite soit un artisanat qui rend service à la réalité des choses et que le mot
soit fabriqué comme un objet ». [Françoise Dautresme, Le voyage en Chine,
Paris : FD, 1976]. Je crois, qu’implicitement, j’ai partagé ce même
jugement sur les objets chinois et aussi sur la place de l’art dit populaire.
Alors qu’une modernisation intense se fait jour en Chine depuis l’ouverture
économique qu’accompagne un enrichissement de la population atteinte d’une
boulimie de consommation qui n’a rien à envier à la France des années 60, des
objets traditionnels disparaissent, certes, mais les motifs qui les ornent, des
motifs, pour la plupart, propitiatoires, restent toujours aussi importants et
magiques aux yeux du grand nombre. Les objets, articles, accessoires édités,
produits, créés pour les fêtes les plus diverses, pour le plaisir de travailler
les formes, de charmer, divertir, ne cessent de véhiculer des surprises et une
fascination constante.
En effet vous
vous intéressez à l’art mais aussi à l’art du quotidien en général, pourquoi ce
choix ? Quels trésors recèlent ces arts du quotidien selon vous que l’on
ne peut retrouver dans l’art dont « le souci esthétique » est la
seule finalité comme vous l’écrivez ?
Cet art dit du quotidien, il n’est
pas seulement synonyme d’art de la modestie tant par l’emploi des matériaux que
par leur sublimation. On trouve des créations d’œuvres sur papier, tissu, des
pierres dures, en particulier le jade, des bijoux de toutes sortes. Ils collent
à tous les aspects de la vie sociale. Comme l’a bien vu et vécu Françoise
Daustreme, éminence grise de son cousin François, le fondateur de la CFOC, le
souci esthétique de l’art pour l’art que le président Mao Zedong voulait
éradiquer s’est transformé en une approche plus modérée qui convient, en fait,
à tout un chacun en utilisant, sans honte, des matériaux de toutes sortes,
voire de rebut, comme ces collages réalisés avec des tissus de toutes provenances.
Parmi les vitrines qui distillent
ces objets, les formes étranges des pierres, des bois, de même que des
céramiques monochromes ou bleu et blanc produites, à l’origine, en grand
nombre, reflètent un art, une joie de vivre…
Le livre
« Cent ans d’art chinois » est une véritable mine d’or, mais
avez-vous un artiste préféré ? Ou un courant que vous affectionnez plus
particulièrement ?
Aimer l’objet du quotidien
n’empêche nullement d’apprécier d’autres branches de la création telles la
peinture, la sculpture, le dessin, les estampages, les installations, la vidéo…
Au fil des séminaires que je dirige, des cours que je donne, des conférences
que je propose ici et là, je me suis aperçu que nombre d’artistes étaient
ignorés, sacrifiés par le marché de l’art. Pourquoi un choix unique ? J’ai
donc depuis plusieurs décennies continué mes échanges avec des collègues
d’autres musées, avec des artistes qui m’expliquaient leur problématique. Il
était primordial de compléter ces dialogues par des séjours nombreux dans
différents endroits du pays, autant dans les marchés aux puces que dans les
boutiques, galeries ou en allant rendre visite à des artisans. Confronter
toutes ces images a semblé parfois incongru à certains de mes collègues, mais je
remarque que les étudiants, les curieux, les collectionneurs se retrouvent dans
cet éternel puzzle que les goûts humains associent / dissocient à un moment
donné.
Ainsi dix ans après la parution –
en 2010 – de la première édition de ce livre, en fin d’année [2020], une
édition revue et augmentée va paraître, qui rassemble des inconnus et des
artistes révérés par le marché de l’art. Un historien de l’art est une sorte
d’entomologiste qui recueille des échantillons et qui réfléchit ensuite à leur
spécificité. Jamais il n’aime ou ne déteste une œuvre, ou alors, il se garde
bien de le dire…
Dans
l’atelier de Liu Xiaodong, Pékin
Ce
livre est un petit bijou, à l’image des nombreuses œuvres qu’il présente !
Souhaitez-vous
partager quelque chose en particulier avec nos lecteurs ?
Traiter de l’art est, certes,
intéressant, voir comment, avec le temps qui passe, les choses lui résistent, périssent, comment elles se répartissent
selon les classes sociales, va me permettre d’autres publications nées de la
familiarité avec les arts dits décoratifs, ils sont, eux aussi, une forme
d’objets du quotidien, négligés souvent par les raisons les plus diverses.
Le musée chinois du quotidien sera
un peu une façon de voir comment les objets existent et restent indispensables
à l’homme. Les visiteurs qui reviennent en sont un témoignage vivant.
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